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Cet article revient sur l’itinéraire artistique de Georges de La Tour, depuis les moralités profanes du début, naturalistes et lumineuses, jusqu'aux grands nocturnes religieux qui ont fait sa célébrité.
Revenons d’abord sur le destin peu commun de son œuvre, complètement oublié peu après sa mort et redécouvert presque par hasard à l’orée du XXe siècle.

 

La longue nuit de l’oubli
L’amateur de détails biographiques sera déçu. Ce que nous savons de lui tient en une seule phrase : une date de naissance incomplète, en mars 1593, à Vic-sur-Seille en Lorraine, l’apprentissage de son métier de peintre probablement à Nancy, ville où travaillaient de nombreux peintres, peut-être un voyage en Italie qui se situerait entre les années 1610 à 1616, où il aurait été l’élève de Guido Reni dit « le Guide », maître italien du courant caravagesque, un mariage en 1617 suivi d'une installation à Lunéville, un exil à Nancy au moment de la guerre de Trente-Ans, et sa mort survenue en janvier 1652, au cours d’une épidémie.
On en sait un peu plus sur son caractère. Il semble avoir été une personnalité étrange, parfois violente, se comportant de façon odieuse, qui nous rappelle le bouillonnant Caravage ; mais, habile à s’enrichir, il devint un des notables de Lunéville.
Après sa mort, l’oubli ensevelit son oeuvre ; seuls ça et là, au fil des siècles, quelques historiens d’art se souviennent de son nom, jusqu’au 13 mars 1926, quand Pierre Landry, un collectionneur, découvre chez un antiquaire du Pont-Neuf, à Paris, un tableau noirci par le temps, qui deviendra le fameux « Tricheur à l'as de carreau » du Louvre. L’œuvre lui éveille des souvenirs, il entame des recherches dans les musées et finit par retrouver le nom du peintre. Dès lors, la redécouverte va être fulgurante. Plusieurs expositions auront lieu, jusqu’à la grande monographie de l’Orangerie en 1972, qui consacre Georges de la Tour comme un des plus grands maîtres français.

 

De la Lorraine à Rome
Le voyage en Italie supposé de La Tour, même s'il n'a pas eu lieu, rappelle l’influence de Caravage sur toute la peinture d'alors, du nord au sud de l’Europe, de Rembrandt en Hollande à Zurbarán en Espagne.
Dans ses premières commandes, qu’elles soient sacrées, une série des douze apôtres pour la cathédrale d’Albi, ou profanes, des portraits de vieillards, La Tour suit les leçons du Caravage : la lumière venant d’en haut à gauche du tableau, comme chez Rembrandt, le contraste entre les parties violemment éclairées et celles en contre-jour, la dureté des figures, le souci minutieux du réalisme, proche de celui des Espagnols (le « Vielleur de Nantes », que Stendhal disait d’une « ignoble et effroyable vérité », a d’abord été attribué à Murillo). Dans ce tableau, La Tour atteint au pathétique par l’absence de tout pittoresque.

 

Jeux de mains, jeux de vilains
La « Rixe entre musiciens » inaugure chez La Tour une nouvelle inspiration, la peinture de moralités. Le XVIIe siècle est l’époque des moralistes : les « Maximes » de La Rochefoucauld, les « Caractères » de la Bruyère », les « Fables » de La Fontaine ou la comédie de Molière.
On ne sait si on doit rire ou pleurer de cette farce, tellement le motif de la querelle semble vain : deux miséreux qui se battent alors qu’ils n’ont rien à s’envier. Les musiciens moqueurs, à droite, insistent sur cette ambiguïté. Vanité de la vie, à la fois tragédie et comédie, et vanité des richesses, quand un mendiant parvient encore à jalouser le peu que possède un comparse.
Deux autres farces, deux autres moralités, comptent parmi les plus belles scènes diurnes de La Tour : « La diseuse de bonne aventure » et « Le tricheur à l’as de carreau » du Louvre, tableau qui fut le point de départ de la redécouverte du peintre.
Le sujet des deux tableaux est le même : un jeune homme aux traits poupins se fait duper et dépouiller par des femmes. Dans « La diseuse de bonne aventure », alors qu’il paie son dû à la bohémienne, une femme lui vole sa bourse tandis qu’une autre lui coupe le cordon de sa montre avec un ciseau. Dans « Le tricheur à l’as de carreau », il va bientôt perdre les pièces d’or qu’il a posées devant lui. Il s’agit dans les deux cas d’une illustration de la parabole biblique du fils prodigue, pressé de dépenser l'argent que lui a donné son père.
Tout le drame tient dans le jeu des regards et des mains. Les mouvements des yeux révèlent la complicité des comparses, y compris celle du spectateur dans le « Tricheur ». Les mains détournent l’attention du jeune homme. La bohémienne réclame sa pièce avec avidité, la courtisane incite le tricheur à jouer, tandis que la servante tend à ce moment crucial un verre au joueur naïf qui a les yeux perdus dans ses cartes et ne voit rien de la farce dont il va être la victime, absorbé qu’il est par les plaisirs du jeu, du vin et de la compagnie des femmes.

Observez également la virtuosité de La Tour dans la peinture des vêtements de la bohémienne, aux couleurs somptueuses, et ceux, richement brodés, du joueur, ainsi que le visage éblouissant de la jeune fille qui contraste avec celui, affreusement ridé, de la bohémienne, ou encore celui de la courtisane, impressionnant par son immobilité et sa blancheur de masque japonais.
A nouveau, tout dénonce les illusions de la vie, dont le jeune homme naïf apprendra bien vite la vanité des promesses.

 

L’illumination intérieure
Les épidémies de peste et les troubles qui touchent la Lorraine à partir de 1633, après son entrée dans la guerre de Trente-Ans, ont-ils durablement marqué l’œuvre de La Tour ? C'est à partir de cette époque qu'il abandonne ses tableaux profanes de scènes de genre pour des tableaux sacrés. Sa peinture se fait plus austère. Il simplifie la composition, restreignant à un ou deux le nombre de ses personnages, et la source d’éclairage à une simple veilleuse, limite le réalisme à l’essentiel (finie l’éblouissante virtuosité du « Tricheur »), n’en conservant que l’habitude, héritée du Caravage, de donner aux personnages les traits et les vêtements de ses contemporains.
C’est dans les tableaux représentant Saint-Joseph et Madeleine, deux Saints mis en avant par la Contre-Réforme, que l’art de La Tour atteint son apogée. Comme chez Caravage, la lumière transfigure une scène ordinaire en scène divine. Mais tandis qu'avec le peintre italien, la lumière vient de l’extérieur du tableau, comme transcendée par son irréalité, La Tour la situe dans le tableau lui-même. Dans « Saint-Joseph charpentier », l’enfant Jésus apparaît transfiguré par la lumière de la bougie qui irradie son visage et donne à sa main un aspect diaphane, irréel.

On retrouve les mêmes procédés de clair-obscur dans « L’annonciation à Joseph », où l’ange annonciateur de la destinée exceptionnelle de Joseph, par la grande ombre de la manche en contre-jour et le visage illuminé, semble une apparition miraculeuse face à l’humble vieillard endormi.


Dans les « Madeleine », la peinture de La Tour se fait plus austère encore que dans les « Joseph », plus dépouillée. Le thème de la « Madeleine pénitente » était pour l’Eglise, au moment de la Contre-Réforme, une façon de montrer qu’elle faisait repentance elle-même. Le crâne, le miroir, la bougie, symboles de la mort, de l’illusion et de la fugacité de la vie, nous rappellent que nous sommes en présence d’une vanité. Jamais La Tour n’est allé aussi loin dans la peinture de l’intériorité, de l’ascèse, du retrait du monde, que nous pouvions déjà constater dans le Joseph de « L'annonciation » ou dans « Job raillé par sa femme ». Nul ange, nul enfant pour apporter son réconfort. C’est à présent l’âme solitaire qui dialogue avec elle-même.

L’ombre du crâne qui relie la main de la Madeleine à son bras et à son visage et la mêle à l’obscurité du fond, s’étend sur elle comme l’ombre de la mort.

La « Madeleine aux deux flammes » est sans doute la plus belle et la plus impressionnante des trois. La vanité y est encore plus fortement évoquée par le reflet vacillant de la flamme dans le miroir, double symbole de l’illusoire vie qui se consume.

Philosophos

 

POINTS DE VUE

« Ces choses indicibles qui viennent du coeur »

« Un artiste né pour s'élever si haut est presque fatalement forcé d'attendre les fruits de la maturité. Le plus beau génie ne saurait commencer par la « Madeleine au miroir » ou par le « Saint Sébastien ». Comme il est arrivé plus d'une fois, en France peut-être plus qu'ailleurs, aux plus grands originaux, comme ce fut peut-être le cas presque au même moment pour Louis Le Nain et, dans une autre province, pour Nicolas Poussin, La Tour était sans doute de ces hommes, qui, portant en eux-mêmes une impérieuse mais périlleuse prédestination, cherchent longtemps le langage seul propre à projeter dans le monde le secret de leur âme et de leur pensée. L'ayant une fois trouvé, ils n'ont plus guère à y changer, car il peut tout éclairer de ce qu'ils sont seuls à voir : il peut tout accueillir de ces choses indicibles qui viennent du coeur autant que d'un esprit dominateur et grand. Une chandelle, parfois dans une petite main d'enfant, a vaincu la vaste nuit. »
Paul Jamot, « Georges de La Tour. A propos de quelques tableaux nouvellement découverts », Gazette des Beaux-Arts, 1939.
Georges de La Tour, du clair à l’obscur
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